L’HUMAIN D’ABORD : « BLACK MIRROR » – SAISON 7

Charlie Brooker

Netflix, 2025

Société × Technologie × Numérique × IA

startup-nation/20

Black Mirror est de retour. Si la saison 6 avait été moyennement reçue, cette septième partie semble retrouver les standards de la série phare de Netflix. Elle est placée sous une même thématique, qu’on pourrait résumer par la question : qu’est-ce qui donne son sens à la vie ? Chaque épisode est l’occasion de lever des pistes, de creuser les frontières de cette réflexion, de foncer tête baissée dans ses pièges et ou au contraire d’en triompher. Entrons ensemble dans la diégèse… Attention spoilers.

  1. L’épisode inaugural, Common People, fonctionne sur la trame, classique dans la série, du couple heureux bouleversé par une tragédie. Ainsi, quand une enseignante (Rashida Jones) se retrouve entre la vie et la mort, son mari (Chris O’Dowd) l’inscrit au programme révolutionnaire d’une startup qui la maintient en vie : en échange d’un abonnement très bon marché, la femme pourra continuer à vivre. A priori, l’originalité ne semble pas à toute épreuve mais le concept finit par faire mouche. Pourquoi ? Parce que nous sommes déjà tous pris dans cet engrenage de l’abonnement premium, finançant des hobbies et des passions paraissant bien dérisoires en comparaison du dilemme qui s’offre aux deux protagonistes. Ce parallèle offre une vue imprenable sur une réalité terrifiante, dont nous expérimentons une version encore jugée acceptable : la course au divertissement, qui tôt ou tard, se muera en asservissement. Nos droits seront conditionnés à la taille de notre compte en banque, jusqu’à celui de rester en vie. Aspirer au bonheur, dans sa définition consensuelle (un mariage heureux, des enfants, une maison, de l’argent) est l’apanage des common people. L’épisode ouvre ainsi une réflexion non seulement sur la quête effrénée du bonheur, mais aussi sur le concept de servitude volontaire : combien d’humanité est-on capable de vendre pour financer son bonheur (ici maintenir en vie la femme qu’on aime), quitte à aller contre le sens même de la vie ?
  1. Connaissez-vous l’effet Mandela ? Il s’agit d’une fausse croyance ou d’un faux souvenir qu’il nous arrive d’avoir, et qui parfois, même, est partagé par plusieurs personnes, dans une sorte d’hallucination collective rétrograde. L’effet Mandela est au coeur du deuxième épisode, Bête Noire, qui pourrait se trouver en bonne place d’un recueil de nouvelles de Stephen King : l’héroïne, Maria, une jeune femme ambitieuse en quête permanente d’approbation et de reconnaissance, travaille pour une marque de chocolat et met au point de nouveaux parfums originaux. Un jour, elle voit débarquer une nouvelle employée, Verity, une fille insignifiante que Maria et ses amies avaient vaguement harcelée au lycée – elles étaient la « bête noire » de Verity. Mais bientôt, sans savoir le pourquoi ni le comment, c’est Maria qui devient la bête noire de ses collègues, tandis que Verity devient étrangement populaire auprès d’eux… L’inquiétante étrangeté qui se met en place, un brin programmatique mais néanmoins efficace, révèle dans son dernier quart d’heure la supercherie technologique orchestrée par Verity : elle a mis au point une machine quantique lui permettant à l’aide d’un pendentif hi-tech, de manipuler la réalité à sa guise. Un twist qui confère sans conteste son label Black Mirror à l’épisode. L’issue finale sera satisfaisante pour Maria, du moins en apparence. Car la fin laisse poindre une certaine amertume : en triomphant de Verity, Maria tombe en réalité dans le même piège que cette dernière en succombant à cette technologie capable d’effacer le sens même de l’existence. Comme Verity avant elle, Maria se complaira dans la perpétuation de l’illusion, de la satisfaction à outrance, soif jamais étanchée, cycle sans cesse renouvelé, comme la gamme de parfums de votre chocolat préféré : jusqu’à l’écoeurement.
  1. Notre époque est marquée par le goût du vintage et le business de la nostalgie. La mode 70s, les vinyles, les vieilles bagnoles, le rétro-gaming ou encore la série Stranger Things. Le pitch du troisième épisode, Hotel Reverie, est logique en ce sens. Avec l’avènement de l’intelligence artificielle, plus besoin d’investir des millions de dollars dans la fabrication d’un film totalement original : il suffit de projeter l’acteur de votre choix dans l’univers d’un classique du cinéma, et hop, vous avez une toute nouvelle forme de film. C’est ce qui arrive à Brandi, une actrice bankable désirant tourner dans un reboot de son film préféré, Hotel Reverie, sorte d’ersatz de Casablanca. Une startup (encore une) la projette dans l’univers du film et communique avec elle par une oreillette pour lui dicter ses consignes. La configuration rappelle L’Aventure Intérieure (Inner Space) de Joe Dante, où des scientifiques étaient miniaturisés et envoyés à l’intérieur d’un corps humain pour une mission périlleuse. Sauf qu’un corps humain, on en connaît le fonctionnement interne, organique, biologique. Un film, c’est encore autre chose. La promesse du concept est assez bien tenue, jusqu’à l’incident technique qui coince Brandi à l’intérieur du film sans possibilité de communiquer ni de sortir. L’écriture se fait plus paresseuse, la réflexion du film dans le film étant déjà vue (La Rose Pourpre du Caire, Last Action Hero…). L’épisode se rattrape joliment quand l’actrice principale d’Hotel Reverie explore le décor de carton pâte… qui se révèle n’être qu’une projection numérique, une simple série de données chiffrées et de codes informatiques, lui faisant réaliser sa propre inexistence (réflexion déjà menée dans Free Guy avec Ryan Reynolds en PNJ de jeu-vidéo se découvrant un libre-arbitre). Ce faisant, l’épisode nous offre une fenêtre sur notre propre humanité : être le véritable acteur de sa vie, voilà ce qui compte le plus. Ou alors nous ne sommes pas plus vivants qu’une suite de nombres binaires dans un ordinateur.
  1. Plaything ne sera pas l’épisode le plus populaire, mais son humanité est brutale. Dans un futur proche, la police arrête Cameron, un voleur à l’étalage qui s’avère être recherché pour meurtre depuis des années. Durant son interrogatoire, Cameron retrace le fil de son histoire et remonte dans les années 90 : alors jeune journaliste reviewer de jeux-vidéos, Cameron attire l’attention d’un génie de la tech, le personnage de Colin Ritman incarné par Will Poulter et déjà vu dans le film interactif Black Mirror : Bandersnatch, un rattachement narratif un peu vain, complexifiant inutilement un épisode qui se suffit à lui-même. Cameron se alors voit confier le test d’un jeu encore à l’état de prototype : la Foule, un jeu à contre-courant de l’époque. Pas de baston, de tir, ni même d’énigme à résoudre : dans ce jeu, le joueur doit simplement couver et faire grandir une population d’adorables petits êtres jaunes. Cameron se prend vite d’affection pour ces créatures virtuelles qu’il protège comme ses enfants, et aide à croître pour former une « foule », vivant en harmonie. Mais bientôt, un squatteur de canapé au cerveau cramé va mettre en péril la partie-test de Cameron et le pousser à une folie meurtrière… N’est-il pas préférable de prendre soin de choses qui n’ont pas de vie mais qu’on aime profondément, plutôt que de s’entretuer avec des gens que l’on hait ? Eh bien, tout dépend de votre programmation. Le système d’exploitation humain nous conduira à notre perte, prédit Cameron. Ainsi, nous ne serions pas différents des machines, ni des ordinateurs, mais notre logiciel est bugué, vérolé, corrompu. Nous vivons dans un monde d’une extrême violence, poursuit Cameron, mais la violence était l’apanage des hommes des cavernes, pas celles des homo sapiens, qui possèdent des millénaires de connaissances, d’adaptation, de découvertes et d’empathie. Alors pourquoi se complaire dans la perpétuation de la violence ? Plaything est incontestablement l’épisode le plus puissant de cette saison. La folie, qu’est censé incarner le personnage de Cameron, socialement « inadapté » et vivant en marge des autres, n’est-elle pas un concept typique des systèmes de domination ? La scène finale est ainsi édifiante : Cameron annonce aux deux enquêteurs qui l’interrogent que grâce à la révélation que la Foule a provoqué chez lui, il s’apprête à faire disparaître toute violence sur Terre pour qu’enfin l’humanité – c’est-à-dire « la foule » – vive en harmonie, sans crainte d’un dieu mauvais, les accablant de calamités. Mais les policiers, eux, sont sourds à cette promesse : ils le pressent de lui donner le nom d’un homme insignifiant oublié de tous que Cameron a tué des années plus tôt, afin de pouvoir l’envoyer en taule. Décidément, lorsque viendra la fin, ça sera la violence contre la coopération, la moquerie contre l’empathie, le désir de détruire contre celui de protéger.
  1. Eulogy est un épisode en quasi huis-clos. Le concept : une technologie nous permet d’entrer dans une photographie comme dans le souvenir qu’elle représente. Afin de préparer l’éloge funèbre d’une femme qu’il a jadis connue, le héros, Paul Giamatti, se voit demandé d’entrer dans les photos où ils apparaissent tous les deux. Le fil de la mémoire que déroule le héros se mue alors en enquête : quelle est la vérité derrière ces photos et les souvenirs qu’elles charrient ? Car les souvenirs peuvent nous tromper, comme on l’a vu dans Bête Noire. Ce sont parfois des exagérations, des mensonges, des illusions, des œillères. Le héros est un vieux type qui, de gentil mélancolique devient une sorte de vieil ermite amer, aigri, rejetant la responsabilité de ses échecs personnels sur le dos de la défunte, une femme qu’il prétend avoir aimé à la folie. Au fur et à mesure que les souvenirs se déploient sous forme de scènes en trois dimensions, il finit par réaliser qu’il est peut-être un sale type – il a trompé celle qu’il prétendait aimer et sa mémoire avait évacué cet adultère pour ne pas ébranler tout son narratif – qui se trouve des excuses en permanence et qu’il a mérité de se faire larguer et d’être malheureux. A ce titre, Eulogy fait écho aux épisodes précédents : le héros entre dans les photos comme Brandi entre dans le film Hotel Reverie ; et comme dans Plaything, il y a l’idée que l’être humain semble s’échiner à mal se comporter et ne pas souhaiter le bonheur de l’autre avant le sien. Le héros comprendra que le changement se trouve en lui-même et que ça a toujours été le cas.

L’épisode 6 est pour moi le seul faux pas de la saison. Cette suite de l’épisode USS Callister se vautre dans une sorte de fan service mâtiné de multiverse semblant uniquement bâti pour les fanatiques de Black Mirror.

La cohérence thématique de cette septième saison est donc assez remarquable. Que ce soit la mort inattendue et tragique d’un conjoint (Common People), la difficulté de vivre avec un passé traumatique (Bête Noire), un héritage écrasant (Hôtel Rêverie) des souvenirs gorgés de rancœur (Eulogy), ou bien le fait de trouver du réconfort à une compagnie virtuelle plutôt qu’à celle des hommes, l’exploration, parfois littérale, de la thématique exposée en préambule (qu’est-ce qui donne son sens à notre vie ?) est rendue possible par l’exploit technologique, qui est toujours assuré par le motif narratif au cœur des sept saisons de Black Mirror : la startup.

La startup est le véritable villain de Black Mirror, au sens où l’humain qui la manipule n’est qu’un homme de paille, sa chair et ses os s’effacent derrière cette entité évanescente, la personne physique étant éclipsée par la personne morale. Dans Black Mirror, la startup semble douée d’une volonté propre, et en même temps conserve une forme d’inéluctabilité très froide, quasi robotique.

Steinbeck avait fait de la banque un monstre dévorant tout sur son passage dans Les raisins de la colère, dans une métaphore mémorable. Dans Black Mirror, la startup est donc tour à tour monstre, démon, enfant capricieux, escroc, beau parleur, mais toujours révèle sa nature profonde : celle d’une machine à broyer, se nourrissant de la détresse humaine. La morale et la notion de bien et de Mal semblent évacuées de facto par la startup. Il n’y a rien de critiquable, rien qu’on ne puisse juger dan ses actions, car elle n’obéit qu’à sa nature, comme le ferait un animal cherchant à se nourrir.

Toujours chez Steinbeck : « La banque est plus que les hommes, je vous le dis. C’est le monstre. C’est les hommes qui l’ont créé, mais ils sont incapables de le diriger. » Eh oui, de la banque à la startup il n’y a qu’un pas. Et dans un an comme dans deux siècles, la startup ne maîtrisera jamais rien. C’est là tout le paradoxe, car elle prétend justement en toutes circonstances détenir la clé déverrouillant la porte sur le futur le plus viable de l’humanité.

Ainsi, en anticipant les dérives du numérique et de la trans-humanité, Black Mirror fait un authentique acte humaniste : elle replace l’humain au cœur des préoccupations de notre époque. En mélangeant nos actes les plus triviaux (parler, travailler, jouer la comédie) à un arsenal de techniques contemporaines (la publicité, les abonnements, les services à la demande, la data, les tests, les simulations…) Charlie Brooker met en évidence la perte d’humanité inhérente aux mutations contemporaines.

Baptiste CAMOIN,

Pour My Memento

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