« Échappées », Manon Jouniaux

Grasset, 2024

premier roman × sororité × communauté × violence

Note : 5 sur 5.

Une châtaigneraie perdue au milieu de nulle part.
Six femmes y trouvent refuge, avec leurs enfants.
La maîtresse de maison, Anita, dirige et protège ce petit monde.

Un “petit monde”, c’est bien ce que c’est. Cette drôle de communauté vit en marge de la société et des hommes. Il y a des règles, des tâches et des rôles attribués. Une organisation qui fonctionne. Les enfants crient, jouent, courent dans tous les sens. Les femmes rient, fument, s’amusent. La liberté. La vie semble belle, c’est quasi utopique.

Cette bulle est pourtant bien ancrée dans la réalité. Ce “petit monde” n’existe pas par hasard, il a une raison d’être qui s’enracine dans le passé de ses habitantes. Son équilibre est fragile, d’autant que les enfants grandissent. Des questions auxquelles personne ne veut répondre émergent. Doutes, méfiance, rivalités. 

Et c’est à cet instant, quand l’utopie se fissure et révèle ses failles, que le lecteur entame la première page de ce roman fascinant et entêtant.

“Tu vois, ma chérie, ce qui fait de nous des femmes, ce n’est pas notre corps, nos enfants, ou le sang qui coule chaque mois, ce qui fait ce que nous sommes, c’est ce qui est planqué derrière ces foutues grilles”

Immense coup de cœur de cette rentrée littéraire 2024.

Pourtant, ce n’était pas gagné d’avance. J’ai dû m’y reprendre à deux fois pour aller au-delà des vingt premières pages. Il faut dire qu’on a un chapitre d’ouverture saisissant : c’était comme faire irruption dans une pièce où je n’étais pas invitée. J’ai été happée par une ambiance chaude, moite, suave, entourée de personnages qui m’étaient alors inconnus. J’ai ensuite été déstabilisée, avant de m’y habituer, par les alternances de points de vue, par toutes ces voix.

Manon Jouniaux a une plume très… charnelle. Au premier sens du terme. Le corps, avec ses sensations, ses émois, ses frustrations, imprègne les pages. J’ai d’abord été un peu bousculée par tous ces détails, alors que c’était des détails qui me parlaient, notamment en tant que femme. Leur corps était aussi le mien, à bien des égards. C’était si vrai, si incisif, si viscéral. Au-delà des mots et des images que ces derniers renvoient, on atteint une autre dimension de la lecture, celle où tous nos sens sont sollicités. C’est assez impressionnant, rafraîchissant dans le style tout en étant oppressant, car ces corps ont souffert, et pas qu’un peu.  

“Vaste terrain de spéculations, la race des hommes.”

Les hommes sont donc absents du quotidien de ces femmes, ils ne surgissent qu’à travers les méandres de leurs pensées, leurs souvenirs. Leurs craintes. Leurs désirs, parfois. Qu’est-ce qui pousse sept femmes à se rassembler, à s’isoler, à vivre en autarcie avec leur progéniture ? Je vous laisse le découvrir, même si vous devez déjà avoir une idée de la réponse. 

Ce roman, en plus d’être une superbe découverte, constitue aussi un parallèle étonnant avec l’un de mes coups de cœur de la rentrée littéraire 2023. L’année passée, j’ai découvert la géniale Sophie Pointurier, à qui l’on doit Femme portant un fusil (HarperCollins 2023)1. Il y a des ressemblances troublantes entre ce roman et Échappées. Le concept de communauté féminine, la question de la violence dans notre société, la puissance des femmes. Selon moi, les deux œuvres se complètent. Le style et le rythme sont complètement différents, mais il est toujours intéressant de lire deux interprétations d’une même idée. 

Sachez que refermer ce livre ne suffit pas pour s’extraire de l’atmosphère quasi onirique dans lequel il vous plonge. Je l’ai fini il y a des jours et il me hante encore.

Marie

1 Le premier roman de Sophie Pointurier vaut également le détour : La femme périphérique (HarperCollins, 2022).

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